Du 11 au 16 juillet 1995 à Srebrenica (Bosnie), 8 372 hommes et adolescents musulmans ont été massacrés sous les yeux de l’Europe, dans le pire génocide commis sur le continent depuis la Seconde Guerre mondiale. Trente ans plus tard, le Collectif contre l’islamophobie en Europe (CCIE) lance l’initiative Ensemble, portons la mémoire de Srebrenica, pour rappeler ce drame, lutter contre l’oubli et mobiliser les consciences, alors que d’autres tragédies frappent encore des populations musulmanes, notamment à Gaza. Entretien.
Al-Kanz : Le 15 mars dernier, le CCIE lançait en France la campagne « Ensemble, portons la mémoire de Srebrenica ». A qui vous adressez-vous et quels sont vos objectifs ?
CCIE : Nous nous adressons à toutes et à tous, sans distinction d’âge ou d’origine. Mais nous plaçons une attention particulière sur la jeunesse, notamment celles et ceux qui n’ont jamais entendu parler de ce qui s’est passé à Srebrenica en juillet 1995. Ce génocide, perpétré en plein cœur de l’Europe, est encore trop méconnu, voire ignoré.
Notre objectif est double : d’une part, transmettre la mémoire pour que ce drame ne soit jamais oublié, d’autre part, éveiller les consciences face aux mécanismes qui mènent à de telles tragédies — la déshumanisation d’une minorité, la banalisation de la haine, l’indifférence des institutions.
À travers cette campagne, nous voulons rappeler que la mémoire n’est pas un exercice du passé, mais un devoir de vigilance pour le présent et l’avenir.
Al-Kanz : De quoi Srebrenica est-il le nom et pourquoi est-il si important, trente ans après, de commémorer ce génocide ?
CCIE : Srebrenica est le nom d’un crime immense : le seul génocide qui a eu lieu en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. En juillet 1995, plus de 8 000 hommes et garçons bosniaques ont été systématiquement exécutés sous les yeux du monde, dans ce qui devait être une « zone de sécurité » protégée par l’ONU. Ce nom est devenu le symbole tragique de l’échec des institutions internationales à protéger une population ciblée uniquement parce qu’elle était musulmane.
Trente ans plus tard, commémorer Srebrenica est un acte de mémoire mais aussi de résistance. Car les mécanismes qui ont conduit à ce génocide ne relèvent pas du passé : ils sont toujours à l’œuvre. On observe aujourd’hui, en Europe et ailleurs, les mêmes logiques de déshumanisation, les mêmes discours haineux dirigés contre les minorités, notamment musulmanes. Se souvenir de Srebrenica, c’est refuser l’oubli, mais surtout refuser que l’histoire se répète. C’est affirmer que la mémoire est un levier pour l’action, pour la justice et pour la paix.
Al-Kanz : Pourquoi est-il essentiel que les communautés musulmanes elles-mêmes portent activement ce devoir de mémoire ?
CCIE : Parce que si elles ne portent pas cette mémoire, personne ne le fera à leur place. Ni les grands médias, souvent silencieux sur ces questions, ni les responsables politiques, parfois complices — par inaction ou dans leur discours — de l’islamophobie qui gangrène nos sociétés.
Porter le devoir de mémoire de Srebrenica, c’est refuser l’invisibilisation de l’histoire de la communauté musulmane, de ses douleurs, de ses morts. C’est aussi affirmer que ses mémoires comptent, qu’elles ont une place dans la mémoire collective européenne.
Mais au-delà de la mémoire, c’est une question de lucidité et de survie politique. Ce qui est arrivé à Srebrenica n’est pas un accident de l’histoire. C’est l’aboutissement d’un processus de haine et de déshumanisation, dirigé contre une population musulmane. Les musulmans, et au-delà, l’ensemble des Européens, ont la responsabilité de tirer les leçons de ce passé pour mieux comprendre les menaces du présent. Se souvenir, c’est aussi s’organiser, se protéger, et bâtir une solidarité active face aux discours et aux politiques qui désignent nos communautés comme des problèmes.
Al-Kanz : Dans quelle mesure cette initiative contribue-t-elle à lutter contre l’oubli, contre le révisionnisme et contre l’islamophobie en Europe ?
CCIE : Cette initiative agit sur plusieurs fronts. En transmettant les faits, les témoignages, les images et les vérités du génocide de Srebrenica aux jeunes comme aux moins jeunes, nous faisons barrage à l’oubli et au révisionnisme. L’oubli est un terrain fertile pour les discours négationnistes, et le révisionnisme, lui, prépare toujours les crimes à venir.
Mais au-delà de la mémoire, c’est aussi un outil de résistance contre l’islamophobie. En rappelant que ce génocide a visé une population musulmane en tant que telle, nous rendons visible une réalité historique trop souvent niée : celle de la violence systémique qui peut frapper une communauté lorsque la haine est tolérée, banalisée, institutionnalisée.
Gaza nous oblige à regarder Srebrenica non comme un simple devoir de mémoire, mais comme une responsabilité politique urgente, ici et maintenant.
Transmettre cette histoire, c’est apprendre à reconnaître les signes avant-coureurs (la stigmatisation, les discours de haine, la déshumanisation) pour que plus jamais cela ne se reproduise. C’est donner aux nouvelles générations les clés pour ne pas être spectateurs mais acteurs d’une société plus juste et plus vigilante.
Al-Kanz : Impossible aujourd’hui de parler de génocide sans évoquer Gaza. Diriez-vous qu’il y a un lien, une continuité voire un invariant de Srebrenica à Gaza, tant dans leur déroulement que dans leur réception, notamment par les chancelleries occidentales ?
CCIE : Il existe en effet un lien profond dans les mécanismes à l’œuvre et surtout dans la manière dont ces crimes sont perçus, ou ignorés, par la communauté internationale. Srebrenica et Gaza partagent un invariant : celui de la déshumanisation préalable des victimes. Aucun génocide, aucune politique d’extermination ou de nettoyage ethnique ne se met en place sans que les victimes ne soient d’abord réduites à des « menaces », à des « sous-hommes », à des chiffres abstraits.
À Srebrenica comme à Gaza, on retrouve la même mécanique de construction de l’indifférence : des populations civiles ciblées, assiégées, tuées en masse, pendant que les puissances occidentales observent, tergiversent ou justifient, ou même arment. Cette passivité, voire cette complicité, est rendue possible par une lecture du monde profondément marquée par des hiérarchies raciales et coloniales : certains morts valent plus que d’autres, certaines souffrances sont audibles, d’autres niées ou criminalisées.
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— CCIE (@CCIEurope) June 29, 2025
Le lien entre Srebrenica et Gaza, c’est aussi une alerte : tant que les causes des génocides — la haine légitimée, l’impunité des États, l’indifférence des institutions — ne sont pas traitées à la racine, ces tragédies se répèteront. Gaza nous oblige à regarder Srebrenica non comme un simple devoir de mémoire, mais comme une responsabilité politique urgente, ici et maintenant.
Al-Kanz : N’est-il pas difficile de sensibiliser, mobiliser autour d’un génocide perpétué voilà trente ans contre une minorité musulmane dans un pays d’Europe de l’Est ? Quelles sont les difficultés que vous rencontrez depuis le lancement officiel de la campagne ?
CCIE : Oui, c’est difficile. D’abord parce que Srebrenica reste largement méconnu : en France, beaucoup de gens n’ont jamais entendu parler de ce génocide. Ensuite, parce que ce drame a frappé une population musulmane dans un pays d’Europe centrale, ce qui, pour certains, le rend presque étranger à leur histoire. C’est précisément cette distance qu’il faut combler.
La difficulté réside aussi dans le contexte actuel, où la parole musulmane est souvent discréditée, soupçonnée, marginalisée. Dans un climat islamophobe, parler d’un génocide de musulmans peut être perçu comme une revendication identitaire suspecte, alors qu’il s’agit avant tout d’un combat pour la vérité, pour la justice et pour la dignité humaine.
C’est pourquoi cette campagne est pensée sur le long terme. Nous travaillons pas à pas, en allant à la rencontre des jeunes, en informant, en organisant des événements. C’est un travail nécessaire parce qu’il n’y a pas de paix durable sans mémoire partagée, et pas de justice sans reconnaissance des crimes.
Al-Kanz : Les institutions françaises ou européennes soutiennent-elles cette campagne ?
CCIE : Non, à ce jour, nous n’avons reçu aucun soutien institutionnel, que ce soit en France ou au niveau européen.
Certaines réactions révèlent une certaine gêne politique, presque un tabou, dès lors qu’on aborde la mémoire des crimes visant des populations musulmanes. Cela reflète un déséquilibre plus large dans les politiques mémorielles en France : certaines mémoires sont reconnues, intégrées, tandis que d’autres sont ignorées, reléguées à la marge.
Tout cela, confirme la nécessité de ce travail. L’histoire nous enseigne que ce sont souvent les initiatives citoyennes, communautaires, militantes qui portent la mémoire quand les institutions faillissent. Et c’est ce que nous faisons, avec détermination.
Al-Kanz : Pour finir, comment les lectrices et les lecteurs d’Al-Kanz peuvent-ils concrètement s’associer à ce travail de mémoire aujourd’hui, mais plus encore après le 11 juillet ?
CCIE : La première chose à faire, c’est d’en parler autour de soi. Sensibiliser son entourage, transmettre ce qu’on a appris, faire connaître ce que fut Srebrenica. La mémoire ne se limite pas aux commémorations officielles : elle se vit au quotidien, dans les discussions, dans les prises de parole.

Ensuite, nous appelons chacun et chacune à porter visiblement cette mémoire. Le pin’s de la campagne — une fleur blanche et verte, symbole de Srebrenica — est un outil fort : à la fois marque d’engagement personnel et support de transmission. Le porter, c’est dire : je sais, je n’oublie pas, et je refuse que cela se reproduise.
Enfin, après le 11 juillet, journée de commémoration officielle, le travail continue. Cette date n’est pas une fin, mais un point de départ.
Nous invitons toutes celles et ceux qui se reconnaissent dans cette démarche à nous rejoindre, à relayer, à soutenir — chacun à son échelle. La mémoire est l’affaire de toutes et de tous.
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